Darmanin et Dussopt sur le projet de loi « immigration » 

Le Monde, le 2 novembre, Propos recueillis par Thibaud Métais et Julia Pascual

Darmanin et Dussopt sur le projet de loi « immigration » : « Nous proposons de créer un titre de séjour métiers en tension »

Les ministres de l’intérieur et du travail dévoilent, dans un entretien au « Monde », le contenu du texte qui doit être débattu début 2023.

Alors qu’un nouveau projet de loi « immigration » doit être examiné début 2023, le ministre du travail, Olivier Dussopt, et celui de l’intérieur, Gérald Darmanin, annoncent vouloir, dans un souci d’« équilibre », créer un titre de séjour « métiers en tension » pour les travailleurs sans papiers déjà sur le territoire, à côté de mesures visant à améliorer les reconduites à la frontière. Un texte sur lequel le gouvernement entend rallier la droite.

L’affaire Lola, du nom de la jeune fille tuée par une ressortissante algérienne sans papiers, a remis la question des obligations de quitter le territoire français (OQTF) au centre du débat. La France en a prononcé 122 000, en 2021, mais elle n’en exécute qu’une faible part. Pour quelle raison ?

Gérald Darmanin : D’abord, il y a près de 50 % des OQTF qui font l’objet de recours qui les suspendent. L’une des dispositions du projet de loi qui sera examiné début 2023 au Parlement est de fortement simplifier les procédures et de passer de douze à quatre catégories de recours, pour exécuter beaucoup plus rapidement les mesures.

Ensuite, pour calculer le taux d’exécution, on ne compte que les départs aidés et les départs forcés, soit près de 17 000 éloignements, en 2021. Or, des milliers de personnes quittent le territoire après avoir reçu une OQTF, sans qu’on le sache. Nous allons désormais inscrire toutes les OQTF au fichier des personnes recherchées, le FPR. Il ne s’agit pas de rétablir le délit de séjour irrégulier mais de pouvoir constater que la personne repart, comme lorsqu’elle reprend un avion, et ainsi de compter tous les départs d’étrangers.

Par ailleurs, il faut comprendre que la majorité des personnes qui sont en situation irrégulière sont venues régulièrement sur notre sol et sont restées après l’expiration de leur visa ou de leur titre de séjour. C’est le cas de l’assassin présumé de la petite Lola, venu avec un visa étudiant pour un CAP et resté irrégulier sur notre sol pendant trois ans. Personne ne s’est demandé où était cette personne. C’est un problème. Aujourd’hui, lorsque la préfecture prend une OQTF, le suivi n’existe que pour les personnes dangereuses. Je demande donc aux préfectures de réaliser un suivi des personnes sous OQTF. Le préfet veillera à leur rendre la vie impossible, par exemple en s’assurant qu’elles ne bénéficient plus de prestations sociales ni de logement social. Nous changeons de braquet.

Vous communiquez beaucoup sur les expulsions de délinquants. Cela a représenté 3 200 personnes depuis deux ans, sur plus de 5 millions d’étrangers en France. Ne contribuez-vous pas à mettre la focale sur un aspect qui n’a pas l’importance que les Français imaginent ?

  1. D. : D’abord, ce n’est pas aux leaders d’opinion de dire aux Français quelle réalité ils vivent. Ensuite, il est certain que l’immense majorité des étrangers vivent du fruit de leur travail, essayent de s’intégrer dans des conditions parfois difficiles, dans un pays qu’ils ne connaissent pas, de fonder une famille et de fabriquer d’« excellents petits Français », comme dirait la chanson. Je ne réduis pas l’immigration à des actes de délinquance, moi-même étant issu de l’immigration. Mais ce serait aussi absurde de ne pas voir qu’une petite partie des étrangers est responsable d’une grande partie des actes de délinquance. Il y a 7 % d’étrangers dans la population et ils représentent 19 % des actes de délinquance. A Paris, ils représentent la moitié des actes de délinquance et cela est vrai dans les dix plus grandes métropoles.

Ce qui freine le ministre de l’intérieur aujourd’hui, ce sont des réserves d’ordre public qui empêchent, par exemple, d’éloigner des personnes arrivées avant 13 ans sur le territoire national. Dans le texte de loi, nous mettrons fin à ces réserves et laisserons au juge le soin de trancher s’ils doivent ou non rester en France au nom de la vie familiale.

Si je devais résumer, je dirais qu’on doit désormais être méchants avec les méchants et gentils avec les gentils. Nous allons d’ailleurs proposer le renouvellement automatique des titres pluriannuels de ceux qui ne posent aucun problème, qui n’ont aucun casier judiciaire, comme ces chibanis de 70 ans de ma circonscription de Tourcoing [Nord]. Cela représente quelques centaines de milliers de personnes qui seront dispensées de files d’attente dans les préfectures. Je souhaite, en revanche, que celles-ci concentrent leurs moyens sur les
primo-arrivants, les personnes sous OQTF et celles qui ont un casier judiciaire.

Des pays comme l’Allemagne limitent les OQTF aux personnes raisonnablement expulsables et proposent des statuts intermédiaires de tolérance aux autres. Pourquoi la France ne fait-elle pas ce choix ?

  1. D. : Nous pouvons largement améliorer l’exécution des OQTF. Nous avons réfléchi à allonger leur durée d’un à trois ans, mais, finalement, je n’y suis pas favorable. La rapidité est la clé du système. Aujourd’hui, quand quelqu’un demande l’asile en France, il peut se passer un an et demi avant que la Cour nationale du droit d’asile [CNDA] lui dise éventuellement non, puis le préfet prend une OQTF et, s’il y a un recours, on est reparti pour au moins six mois. Donc il se passe parfois deux ans avant que la personne ne soit expulsable. Elle a eu le temps de trouver un travail, au noir, et peut-être de faire des enfants. Voilà comment on se retrouve avec des dizaines de milliers de personnes qu’on ne peut pas expulser, alors qu’elles sont sous OQTF. Cette situation n’est pas tenable. Il ne faut pas laisser le temps de créer des droits qui viendraient contredire des décisions prises légitimement par les préfectures.

L’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides] a diminué ses délais d’instruction. En revanche, la CNDA a énormément de dossiers qui arrivent sur son bureau. Nous proposons, en discutant avec le Conseil d’Etat, quatre simplifications en matière d’asile. Nous allons répartir sur le territoire les chambres de la CNDA. A la faveur du juge unique, la formation de jugement collégiale ne se réunira plus que pour les arrêts de principe ou des cas très difficiles. La possibilité d’organiser des audiences en vidéo sera généralisée et, enfin, s’il n’y a pas d’appel contre le rejet de la demande d’asile par l’Ofpra, celui-ci vaudra OQTF avec possibilité de recours sous quinze jours.

Cependant, il y a des gens à qui on refuse l’asile et à qui on délivre des OQTF mais qu’on ne peut pas expulser car ils sont syriens ou afghans, et nous n’avons pas de relation diplomatique avec Bachar Al-Assad ou les talibans. Nous ouvrirons donc une discussion à ce propos lors du débat sur l’immigration au Parlement, qui aura lieu dans quelques semaines. Faut-il leur accorder une résidence tolérée, comme en Allemagne, en attendant de pouvoir procéder à leur éloignement ?

Le président a déclaré qu’il y a eu « trop d’arrivées », ces dernières années. Est-ce que c’est cela qui rend une nouvelle loi nécessaire, alors que la dernière date de 2019 ?

  1. D. : La France a toujours accueilli des immigrés et des réfugiés et nous devons continuer à le faire. Simplement, la part des étrangers dans notre population va atteindre les 10 % dans les années qui viennent. Donc l’idée est de savoir combien de personnes nous voulons sur notre sol, ce qu’on exige d’elles pour s’intégrer et comment on maîtrise l’immigration familiale. Aujourd’hui, celle-ci représente 50 % des flux, alors que l’immigration de travail concerne moins de 10 %… Dans le projet de loi, le budget de l’intégration augmentera de
    24 %, car la clé de la réussite de l’immigration, c’est l’intégration, par la langue, les valeurs françaises, le travail.

L’immigration familiale représente en majorité la venue de conjoints de Français. Souhaitez-vous la réduire ?

  1. D. : Nous souhaitons conditionner les titres de séjour pluriannuels à la réussite d’un examen de français. Cela va changer beaucoup de choses. Aujourd’hui, un quart des étrangers qui ont des titres de séjour comprennent et parlent extrêmement mal le français.

Olivier Dussopt : Un des objectifs que nous poursuivons, c’est de remettre le travail au centre du jeu. Et il y a des progrès à faire, puisque, au premier semestre, lorsque le taux de chômage était à 7,5 %, celui des travailleurs immigrés était à 13 %. Il faut que le travail redevienne un facteur d’intégration et d’émancipation.

Beaucoup d’étrangers qui travaillent déjà peuvent faire l’objet d’une OQTF. Alors qu’ils font face à des pénuries de main-d’œuvre, de nombreux chefs d’entreprise se plaignent de cette situation. Comment comptez-vous y remédier ?

  1. D. : C’est une forme d’absurdité du système. On enferme certains étrangers dans l’inactivité et d’autres dans l’illégalité. Je ne manquerai pas d’aborder devant le Parlement la possibilité de permettre à des demandeurs d’asile, dont on est absolument certains qu’ils sont originaires des pays en conflit, de pouvoir travailler dès leur arrivée sur le sol français.

De la même manière, on demande à des étrangers qui ont immigré pour des raisons économiques une autorisation administrative de travail à chaque fois qu’ils changent de contrat et c’est l’employeur qui doit formuler la demande. Là aussi, on peut ouvrir le débat sur le fait d’avoir une autorisation de travail pour toute la durée du séjour. Nous souhaitons aussi que cette autorisation ne soit plus conditionnée à la volonté de l’employeur.

Et puis, il y a d’autres personnes, présentes sur le territoire depuis des années, qui travaillent. Aujourd’hui, dans le cadre de ce qu’on appelle « la circulaire Valls », ces personnes peuvent être régularisées à condition de prouver leur ancienneté sur le territoire et la réalité de leur activité professionnelle. Nous souhaitons, tout particulièrement dans les métiers en tension, comme ceux du bâtiment, que le travailleur immigré en situation irrégulière puisse solliciter la possibilité de rester sur le territoire sans passer par l’employeur. Cela permettra d’inverser le rapport de force avec quelques employeurs qui peuvent trouver un intérêt à ce que leurs salariés soient dans une situation d’illégalité.

  1. D. : Nous ne donnons peut-être pas assez de titres de séjour aux gens qui travaillent et qu’un certain patronat utilise comme une armée de réserve, pour parler comme Marx.

Quel rôle doit jouer le patronat, justement ?

  1. D. : C’est le patronat qui a demandé qu’il y ait plus de main-d’œuvre.
  2. D. : Les organisations professionnelles nous disent qu’elles ont besoin qu’on facilite le recrutement d’étrangers. Nous leur proposons des solutions avec ce projet de loi. En contrepartie, elles doivent répondre à plusieurs questions : que faites-vous en matière d’accès au logement, de formation et de reconnaissance des qualifications professionnelles ? Cela implique aussi qu’il y ait une participation des employeurs à la question de l’intégration, notamment en permettant aux employés de prendre des cours de français sur leur temps de travail.

Nous voulons également durcir les sanctions contre ceux qui ont recours au travail illégal. Chaque année, environ 500 procédures sont ouvertes concernant l’emploi d’étrangers sans titre, qui donnent lieu à une centaine de condamnations effectives. Nous souhaitons proposer au Parlement de travailler sur des sanctions administratives qui puissent être plus rapides. On peut imaginer une forme d’amende forfaitaire par travailleur irrégulier constaté dans une entreprise. On peut aussi autoriser les préfets à prononcer la fermeture administrative des établissements concernés pour des durées supérieures à ce qui existe aujourd’hui.

Allez-vous modifier les critères de régularisation, comme l’ancienneté professionnelle, par exemple ?

  1. D. : On doit discuter de tout ça lors du débat au Parlement. L’important, c’est qu’on change de système. Demain, si un étranger en situation irrégulière dit : « Je veux travailler dans un métier en tension », le ministre du travail propose de créer un titre de séjour « métier en tension », à définir. Il aura ainsi une protection sociale adéquate.
  2. D. : Ce titre de séjour spécifique sera là pour régulariser une situation parce qu’on démontre qu’on travaille dans un métier en tension. Et le RN ne pourra pas nous faire le coup du travail volé aux Français, car on est sur des postes qui sont déjà occupés par des travailleurs en situation irrégulière justement parce qu’ils restent vacants. L’objectif, c’est bien que l’immigration économique reste une façon subsidiaire de répondre aux besoins.

Que faire pour les secteurs qui continuent d’avoir des difficultés alors qu’ils emploient déjà des travailleurs étrangers ?

  1. D. : On a deux types de réponses, que nous évoquerons avec les associations et les partenaires sociaux : l’élargissement de la liste des métiers en tension, qui permet de recruter des étrangers non communautaires sans avoir à déposer une offre auprès de Pôle emploi et attendre de savoir si des candidats sont susceptibles de se positionner. Et la volonté de simplifier l’accès aux territoires pour des compétences particulières, dont l’économie a besoin. C’est à la fois rendre plus connu le passeport talent et avoir un outil pour permettre aux étrangers non communautaires de connaître les besoins de l’économie française, pour qu’ils puissent faire valoir leurs propres qualifications.

L’immigration est un thème cher à la droite. Comment comptez-vous construire une majorité sur ce texte ?

  1. D. : On propose un texte qui est, je pense, intéressant pour toutes les forces politiques. Il y a à la fois une notion de fermeté, de protection des frontières, de régulation des flux et d’intérêt national à faire prévaloir. Et il y a un véritable équilibre avec des initiatives à prendre pour faciliter les régularisations. A nous de convaincre. C’est une ambition de refaire du travail une valeur d’intégration et d’accueil et de le faire en regardant la réalité en face. Ce qui explique aussi la fermeté dont on sait faire preuve.
  2. D. : Une grande partie des dispositions que nous proposons sont inscrites dans le rapport parlementaire du président Les Républicains de la commission des lois, François-Noël Buffet. Le président du Sénat sera très largement consulté. S’il faut amender le projet, on le fera. Nous sommes très ouverts.

Quelle sera votre position vis-à-vis du RN ?

  1. D. : Le RN vit des problèmes. Quand on arrive à les résoudre, il n’a plus de carburant politique. En tout cas, c’est ce qu’on connaît dans nos départements, Olivier [Ardèche] et moi-même, où le RN est très fort. Quand on rappelle au RN que plus de 20 % des médecins qui ont sauvé des vies pendant le Covid-19 étaient des étrangers et que si nous devions expulser tous les étrangers de France il y aurait un peu moins de curés dans les églises, on s’aperçoit qu’ils sont gênés aux entournures. C’est le débat simpliste qui donne du poids au RN. Je suis persuadé qu’il faut décrire le réel tel qu’il est, même s’il ne fait pas plaisir, et après montrer que les choses sont complexes. C’est à nous de prendre les mesures fortes, parfois fermes, dont les Français ont envie ou besoin, sinon d’autres le feront à notre place.

Thibaud Métais et Julia Pascual

 

Dunkerque : comment les autorités locales contrarient la solidarité

La Voix du Nord, le 25 Octobre 2022, par Arnaud Stoerkler

Refus d’un accès à l’eau potable, pose de blocs en béton, multiplication des évacuations… avec la volonté de tout faire pour « éviter les points de fixation » des exilés sur le littoral, l’État et ses relais aggravent encore leurs conditions de vie à Loon-Plage, selon les associations.

Un accès à l’eau refusé par l’État

Médecins du monde, Roots et Utopia 56 avaient lancé une action surprise le 30 juin devant le siège de la communauté urbaine de Dunkerque (Cud), afin de demander le retour d’un accès à l’eau potable en faveur des exilés présents sur son territoire. Ces derniers en sont privés depuis novembre 2021, un « non-respect du droit » selon Médecins du Monde évoquant l’article L210-1 du code de l’environnement. « Depuis, la CUD nous a informés que la préfecture ne l’autorisait pas à réaliser un raccordement d’eau potable sur le camp », révèle Diane Léon, coordinatrice de Médecins du monde sur le littoral. Un fait confirmé par l’association Roots et que les services de l’État n’ont pas souhaité commenter. Ce manque d’eau entraîne au quotidien « maladies, surinfection de plaies, problèmes dermatologiques et troubles intestinaux ».

Du béton qui bloque les associations

Début septembre, des blocs en béton ont été disposés à l’entrée du principal camp de Loon-Plage, interdisant son accès aux véhicules. Destiné officiellement à lutter « contre les passeurs », ce dispositif constitue surtout « une nouvelle entrave aux activités de solidarité des associations », constate Diane Léon. Clinique mobile, douches portatives et tables de repas ne peuvent plus être amenées au plus près des 600 personnes en exil, qui doivent « se concentrer à l’avant du camp ». « Nous nous retrouvons les uns sur les autres, avec plus d’insécurité pour tout le monde. » Selon l’association Roots, seule entité dispensant chaque jour de l’eau sur le camp, ce blocage l’a forcé à « réduire » son nombre de cuves, et donc « la capacité totale en eau du camp ».

La violence continue des évacuations

« Depuis la mi-septembre, le camp est évacué deux fois par semaine. Nous ne pouvons plus fournir de tentes à tout le monde », alerte Karim, de l’association Solidarity Border. Ces expulsions par les forces de l’ordre entraînent la saisie des tentes, voire des bidons d’eau distribués aux réfugiés. « Nous ne pouvons les remplacer qu’au compte-gouttes », se désole un membre de Roots, qui évoque aussi la présence de « trous de couteau » réalisés « sur le côté » de leurs cuves lors des démantèlements. « L’État dit lutter contre l’installation de camps sur le littoral. Mais ces évacuations sont une réponse sécuritaire, alors qu’il y a un besoin humanitaire », fustige Diane Léon.

 

dans l’Evros, des eurodéputés écologistes face au « mur de mensonges » du gouvernement grec

Par Marina Rafenberg, publié le 20 septembre  2022 pour Le Monde

Dans un contexte de multiplication des enquêtes sur les « pushbacks » à la frontière gréco-turque, des élus européens écologistes appellent la Commission à geler les fonds destinés aux pays qui, comme la Grèce, ont recours à cette pratique illégale.

 

Se rendre dans la région militarisée de l’Evros, la rivière qui marque la frontière gréco-turque, n’est jamais une mince affaire. Lundi 19 septembre, une délégation d’élus européens du groupe Les Verts/Alliance libre européenne en a fait l’expérience. Au programme : silences, atmosphère pesante et entraves pour accéder à certaines zones ou personnes. Pour le député européen allemand Erik Marquardt, la Grèce « essaie de construire une réalité différente » et d’ériger un « mur de mensonges » pour nier les refoulements systématiques des migrants à ses frontières.

Athènes a toujours nié avoir recours à cette pratique illégale, malgré les nombreuses enquêtes des médias, des ONG ou du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés qui le démontrent. Lundi, les gardes-frontières grecs et la police n’ont pas répondu à la demande d’entretien des eurodéputés. Les abords de la rivière ne sont pas autorisés. Une avocate témoigne des pressions subies par la population locale et par le gouvernement pour ne pas venir en aide aux exilés. « Quand les réfugiés sont arrêtés à la frontière par les forces de l’ordre, ils sont emmenés dans des stations de police car les places sont limitées dans le camp. Mais nous n’avons pas de mandat en tant qu’ONG pour opérer dans ces postes », se désole-t-elle.

L’Agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes, Frontex, semble ne pas avoir non plus une vision nette de la situation. « Nous agissons sous le commandement des autorités grecques, et nous sommes déployés où ils en ont besoin », précise Indra Medina Kano, officière opérationnelle en Grèce de l’organisme. Lorsqu’en août, 38 migrants sont restés bloqués pendant des jours sur un îlot entre la Turquie et la Grèce, Frontex a proposé son aide pour localiser le groupe, mais les autorités grecques ont refusé. « Si les Grecs assurent que c’est sur le territoire turc, nous les croyons », admet l’officière.

Des cas examinés par la justice européenne

« S’il y a des allégations très crédibles de refoulements dans certaines zones, pourquoi n’exigez-vous pas d’aller voir ? », interroge l’eurodéputée néerlandaise Tineke Strik. Combien coûte cette mission de Frontex en Grèce ? Si l’agence est présente sur ce territoire, nous devons voir une amélioration. » Frontex a été directement mise en cause, accusée, dans un rapport européen révélé par des médias fin juillet, d’avoir connaissance de ces renvois forcés. L’agence européenne assure que toutes les violations des droits de l’homme aux frontières sont rapportées à des officiers aux droits fondamentaux. Mais cette année, dans l’Evros, un seul cas a fait l’objet d’un signalement, alors que les refoulements sont quotidiens.

Le jour de la visite de la délégation européenne, Omar Alshakal, un réfugié syrien qui a créé sa propre ONG, Refugee 4 Refugees, témoigne, photos à l’appui, qu’il a aperçu un groupe de 30 personnes sur le sol grec. Il a contacté la police pour qu’ils puissent déposer leur demande d’asile. Puis, quelques heures plus tard, un réfugié lui a envoyé sa nouvelle géolocalisation, située en Turquie. Pour Tineke Strik, la Commission européenne « sait ce qu’il se passe » et prend la « décision délibérée » de ne pas prendre de mesures contre la Grèce. Le gouvernement grec dispose, il faut dire, d’un allié de taille, Margaritis Schinas, vice-président de la Commission, chargé notamment de la question migratoire.

Saskia Bricmont, députée européenne belge, assure que des solutions sont possibles pour faire pression sur les gouvernements qui effectuent des « pushbacks » : « mettre des conditions pour les financements européens », « pousser pour que Frontex puisse être déployée même sans l’accord des autorités locales »… Les Verts ont d’ailleurs lancé, mardi, une pétition appelant la Commission européenne à « geler les fonds destinés aux pays qui effectuent des refoulements ». En janvier 2021, Frontex a annoncé la suspension de ses activités opérationnelles en Hongrie, après un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne de décembre 2020 pointant notamment les manquements du pays en matière de procédures de reconduites aux frontières.

Pour l’instant, la Grèce n’a pas encore été condamnée, mais plusieurs cas sont examinés par les instances judiciaires européennes. « L’Etat de droit en Grèce est menacé, et pas seulement sur la question migratoire. Il existe des problèmes avec la liberté de la presse, l’indépendance de la justice, la mise sur écoute de journalistes et d’opposants politiques, note Gwendoline Delbos-Corfield, eurodéputée française. En Hongrie, nous avons laissé la situation se dégrader. En Grèce, il faut agir avant qu’il ne soit trop tard ! »

 

Flambée de violences à Loon-Plage

Gurvan Kristanadjaja et Sheerazad Chekaik-Chaila, pour Libération, publié le 16 septembre

Flambée de violences à Loon-Plage: des migrants à la merci des réseaux

Depuis fin août, douze tentatives de meurtre ont eu lieu dans le camp d’exilés de cette commune du Nord. Selon les associations, il s’agit d’une des conséquences de la «professionnalisation» des passeurs, sur fond d’explosions du nombre de traversées pour rejoindre l’Angleterre.

On y entre en enjambant la glissière de sécurité d’une voie rapide, quelque part entre Grande-Synthe et Loon-Plage (Nord). De l’autre côté de la rampe, la terre est devenue un escalier naturel à force de passages pour descendre sous le pont de la dérivation du canal de Bourbourg. Le camp de Loon-Plage s’étend en contrebas, sur plusieurs kilomètres de buissons et de forêt. Ce sont plus de 500 personnes qui vivent ici dans des conditions précaires en attendant de traverser la Manche pour trouver une vie meilleure en Angleterre.

«Il ne faut pas rester, c’est dangereux. Il y a beaucoup d’armes ici», accueille d’emblée un Algérien, assez sec, cheveux longs tirés sous une casquette à l’envers. Ces derniers mois, le campement est le théâtre de nombreux règlements de comptes. Depuis fin août, douze tentatives de meurtre ont été officiellement recensées, les deux dernières en date sur la seule journée du 7 septembre. Un Kurde, un Erythréen et un Ethiopien ont été gravement blessés par balle. Jeudi, le parquet de Dunkerque a indiqué que l’exilé de nationalité érythréenne était depuis décédé. Une enquête a été ouverte pour «tentative d’homicide en bande organisée», «homicide en bande organisée» et «association de malfaiteurs». La préfecture du Nord n’a, de son côté, pas souhaité commenter. «Il y a en a eu beaucoup [de fusillades] pour garder le territoire. C’est un business, affirme un autre homme assis près du canal, Algérien d’une trentaine d’années lui aussi. Des fois, tu marches et puis, tu trouves un cadavre dans la forêt.»

Selon les associations présentes sur place, ces affrontements sont en partie la conséquence de la «professionnalisation» des réseaux de passage sur le territoire. Jusqu’en 2018, les exilés cherchaient à traverser principalement en entrant dans des camions près du tunnel qui traverse la Manche. Depuis, les moyens de sécurité ont été renforcés aux abords des routes et ces quatre dernières années, les filières de small boats (des petites embarcations pneumatiques) sont fortement plébiscitées. Les réseaux, surtout tenus par des Kurdes, sont très organisés et font venir le matériel directement de Chine, selon les derniers éléments communiqués par le ministère de l’Intérieur.

Résultat, depuis le début de l’année, 28 550 traversées ont déjà été comptabilisées sur le littoral nord par le ministère britannique de la Défense, soit plus que pour toute l’année 2021, qui constituait déjà un record. La recrudescence de ces passages crée des tensions. «Ce genre de fusillades, ce n’est pas nouveau, mais cette fois l’essentiel est lié aux passeurs, estime François Guennoc, un des responsables de l’Auberge des migrants et un des bénévoles historiques du littoral nord. Ce sont parfois des conflits entre des réseaux, pour des logiques de territoire. On le constate, il y a de plus en plus d’offres, cet été on a vu 27 bateaux partir en une journée. D’autre fois, ils tirent pour écarter certains exilés : quand un bateau part, des gens essayent de monter sans payer, ils sont ensuite pris pour cible.» «Cette violence existe en effet depuis longtemps, mais elle se réinstalle comme à la grande époque” de la “jungle” de Calais, car la part financière est belle pour les réseaux», note de son côté Yann Manzi, de l’association Utopia 56.

«Sans soutien psychologique»

Au sein de l’accueil de jour du Secours catholique à Calais, Juliette Delaplace, chargée de mission au sein de l’association, a vu débarquer plusieurs de ces exilés, blessés par balle. «Ils ont été pris en charge par la police et l’hôpital, mais depuis, ils sont de nouveau dehors, sans tente ni duvet. Ils sont traumatisés et sont laissés sans soutien psychologique et dans une détresse matérielle…» Selon elle, ces fusillades sont également «les conséquences des politiques» menées par les gouvernements britanniques et français. Il y a un an déjà, le mois d’août avait été propice à de nombreuses traversées, la météo favorable aidant. A la rentrée, on frôlait l’incident diplomatique, le ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, et son homologue britannique s’accusant mutuellement de ne pas prendre suffisamment de mesures pour endiguer le phénomène. Avant d’annoncer finalement en grande pompe le renforcement des moyens de lutte contre les réseaux avec le déploiement d’équipes des forces de l’ordre équipées de matériel sophistiqué. Depuis, paradoxalement, les traversées battent tous les records et les filières semblent prospérer. «Plus il est difficile de passer, plus il y a de l’argent en jeu. Ces réseaux sont encouragés par le renforcement de la frontière car les personnes n’ont pas d’autre choix que de recourir à leurs services. Sans compter qu’ils sont plus vulnérables car désormais en proie à des réseaux», tente d’analyser Juliette Delaplace.

Les deux Algériens, eux, se disent tranquilles. Echoués du droit d’asile français, candidats à l’Angleterre, ils sont devenus petites mains de passeurs. «Ils ont besoin de nous, on est comme des guides, dit le plus rond des deux. Nous, on peut faire la traversée en bateau parce qu’on l’a déjà fait entre l’Algérie et l’Espagne.» Il poursuit : «On est en France depuis 2018, on travaillait, on a fait toutes les démarches pour avoir des papiers… La France a refusé, la France nous a dit “dégage” !» Il lève son majeur et regarde ailleurs. Un groupe sort du bois, emmené par un jeune homme robuste aux cheveux aussi noirs que son regard. Les deux Algériens le désignent comme l’un de ces voyagistes de la misère. Derrière lui, une colonne de plusieurs dizaines garçons qui, pour la plupart, ont l’air d’être sortis depuis peu de l’adolescence, le suit d’un pas rapide, un simple sac sur le dos ou à la main. «Stop, stop !» hurle quelqu’un à l’arrière pour ralentir le cortège. Le groupe, conséquent, s’arrête quelques secondes sur le pont, se rassemble avant de reprendre sa course accélérée vers l’imminence d’un départ pour l’Angleterre.

Au camp de Loon-Plage, des groupes vont et viennent par plusieurs dizaines, à intervalles réguliers, toujours guidés par des hommes au visage fermé et au pas pressé. Des familles arrivent. Les adultes portent des garçons, des fillettes et des bébés pour descendre l’escalier de terre. Ils ne ressemblent pas au groupe de jeunes hommes partis quelques minutes plus tôt. Eux sont plus blancs, les cheveux châtain clair. Ils retournent vers le bois du Puythouck, où sont cachées des dizaines de tentes et de bâches pour s’abriter de la pluie. Ici, tout ou presque doit s’acheter. «Les gens payent leur place. Ils payent pour avoir leur tente avec deux ou plusieurs places et leur passage, renseigne l’un des sans-papiers algériens. Alors, ils restent même si c’est dangereux, même s’ils sont avec des bébés.» Les conditions de vie, aggravées par les expulsions massives et régulières organisées par l’Etat, ne les dissuadent pas non plus. Après les deux fusillades du 7 septembre, le camp avait été évacué par les autorités qui y avaient comptabilisé 700 personnes. Comme c’est souvent le cas sur le littoral nord, il s’est reformé en quelques heures à peine. Avant d’être de nouveau démantelé jeudi, à l’aube. Ce lieu est évacué «très régulièrement» pour éviter «des nouvelles tensions», a indiqué le parquet de Dunkerque. «Ces opérations se font sous couvert de mise à l’abri, mais on se retrouve avec plusieurs familles qui ne peuvent pas en profiter parce qu’il n’y a pas assez de place et à qui on a pris tout le matériel. Elles se retrouvent de nouveau sur ce terrain», précise-t-on du côté d’Utopia 56 à Grande-Synthe. Selon les associations présentes sur place, de nouvelles tentes se sont réinstallées ce vendredi.

«C’est plus que la misère»

Les exilés les plus pauvres doivent patienter longtemps dans ces lieux avant de parvenir à passer côté britannique (parfois une année, voire deux) faute de pouvoir payer la traversée. Quand le désespoir s’installe, ils prennent plus de risques encore. Dans la soirée du 8 septembre, des véliplanchistes ont signalé au centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) la présence dans l’eau froide d’un nageur en difficulté au large de la plage de Sangatte. «Ce dernier était accroché à des bidons pour l’aider à flotter et tentait probablement de traverser la Manche à la nage», décrit la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord dans une de ses alertes, devenues quasi quotidiennes, de sauvetage de personnes exilées. Dans ce contexte, les associations craignent qu’un nouveau drame ne se produise dans la Manche, comme en novembre 2021.

«On dit que ces personnes veulent à tout prix aller en Angleterre, mais il faut comprendre pourquoi. Pour une minorité, c’est un vrai projet. Mais pour la grande majorité, ils ont dû faire face à un rejet en Europe continentale, le manque d’accueil pousse les gens à tenter leur chance ailleurs», regrette François Guennoc, de l’Auberge des migrants. «La résolution de tout ça, c’est le changement des traités. On ne peut plus passer à côté d’une régularisation des sans-papiers», défend Yann Manzi d’Utopia 56. En attendant, à Loon-Plage, les conditions de vie risquent encore de se dégrader dans les prochaines semaines avec l’arrivée de l’automne. «C’est plus que la misère. Il n’y a rien : pas d’électricité, pas d’eau, s’écrit l’un des deux compères algériens. Il commence à faire froid le soir, personne ne veut rester. Tout le monde veut vite traverser la mer.»

A Marseille, des mineurs non accompagnés dans la rue «pour se rendre visibles»

Samantha Rouchard pour Libération, publié le 19 septembre 2022

La trentaine de jeunes hébergés depuis février dans un squat de la Canebière menacé d’expulsion ont installé un campement symbolique, à l’extérieur, pour alerter sur leur situation. Tous scolarisés, ils sont actuellement en attente d’une décision du juge des enfants pour reconnaître leur minorité.

Ce dimanche soir, c’est le branle-bas de combat au 113 Canebière. La trentaine de mineurs qui vit ici transporte tentes, matelas et de quoi se tenir chaud à une centaine de mètres, un peu plus haut sur la célèbre artère marseillaise. Ce soir, c’est dehors, sous le kiosque à musique de la Place des Réformés, que les jeunes passeront la nuit, et toutes les suivantes. «On a décidé de sortir pour se rendre visible. Jusqu’à ce qu’une solution pérenne d’hébergement soit proposée à ces jeunes. Ils ne veulent ni hôtel pour quinze jours ni des nuits en gymnase», précise Jeanne, du Collectif 113, qui avec d’autres militants a ouvert ce squat en février pour mettre à l’abri des mineurs non accompagnés (MNA) non pris en charge par les services du département des Bouches-du-Rhône.

Le 113 appartient à l’établissement public foncier qui aurait pour projet d’en faire des bureaux pour la Métropole. Le début des travaux est prévu pour mars. Il y a une dizaine de jours, le collectif a appris que l’expulsion du 113 et du bâtiment attenant le 115, lui aussi ouvert au squat par d’autres collectifs pour une vingtaine de MNA à la rue, était imminente. «On a commencé à déménager les affaires vers un autre lieu, pour maîtriser notre expulsion, mais pour les nuits à venir notre lieu de vie sera dehors», souligne Jeanne. Les jeunes ont acté cette décision en assemblée générale. «On n’a pas le choix, il faut défendre nos droits», explique Amara, 17 ans, originaire de Guinée. Tous les jeunes sont scolarisés et ont aussi fait le choix de ne pas aller à l’école le temps de l’occupation.

«Le département le plus condamné de France»

Le lieu du campement est symbolique. Les jeunes y ont installé une banderole : «Ce kiosque appartient à la mairie Printemps marseillais». Même si la municipalité socialiste n’a pas l’hébergement des MNA comme compétence, le Collectif 113 attend des actes de sa part : «Depuis huit mois, la mairie sert d’intermédiaire avec l’établissement public foncier, mais rien ne bouge. Dans d’autres villes comme Lyon, ville, département et Etat ont trouvé un accord pour l’hébergement de ces jeunes. On attend que Marseille en fasse de même», explique Jeanne. Du côté de la mairie, on se dit «très sensible» à la situation, mais sans pouvoir : «On interpelle le département et les services de l’Etat sur leurs responsabilités. Mais nous ne pouvons pas faire “à la place de”. Bien sûr, si nous pouvons être partie prenante de la solution nous le serons», explique Audrey Garino, adjointe aux affaires sociales, qui rappelle : «Nous sommes le département le plus condamné de France sur ces questions. Le tribunal administratif, la chambre régionale des comptes, et la défenseuse des droits ont pointé les défaillances d’accueil des MNA.»

La situation de ces jeunes n’est pas si simple. Ces MNA sont quasiment tous en recours juridique pour une reconnaissance de leur minorité. Dans un premier temps placés en hôtel par l’Addap 13, l’association missionnée par le département pour la mise à l’abri des mineurs et leur évaluation, leur minorité a ensuite été contestée. L’association les a alors remis à la rue. Ces jeunes sont actuellement en attente de passer devant le juge des enfants, seul compétent pour reconnaître la minorité d’une personne. En 2021, sur 587 jeunes évalués par l’Addap 13 dans le département, 248 ont été déboutés de l’aide sociale à l’enfance. A Marseille, ils seraient plus d’une centaine à dormir dans la rue ou dans des squats. «Ces jeunes gens ont le droit de contester la décision du département en saisissant le juge mais, pour nous, ils ne sont plus considérés comme des mineurs non accompagnés», se défend David Le Monnier, directeur général adjoint de l’Addap 13.

«Ils sont dans un vide juridique»

Les évaluations effectuées par le département sont critiquées car jugées «trop subjectives» par les défenseurs des droits des MNA. De même, le jeune qui pouvait auparavant attendre des mois avant d’être mis à l’abri pour évaluation est aujourd’hui évalué rapidement «pour être mis à la rue tout aussi rapidement», pointe maître Laurie Quinson, avocate de certains MNA du 113. «Tous ces jeunes en recours sont dans un entre-deux qui légalement n’est pas vraiment prévu. Ils sont dans un vide juridique. C’est sur cela que l’on va se battre, fait-elle valoir. Car la loi est ainsi faite qu’on a quand même une phase judiciaire qui est autorisée. Dès lors que le jeune a été mis à l’abri avec seulement une évaluation du département, il devrait rester à l’abri dans l’attente des vérifications supplémentaires, qui relèvent cette fois de l’autorité judiciaire.»

«Tout ça nous bouleverse et nous épuise», s’attriste Sekou, 17 ans, originaire de Côte-d’Ivoire, et qui s’apprête à dormir sous le kiosque. Comme pour ses comparses, l’annonce de l’expulsion est «très stressante» «Je trouve cela injuste. Et je me dis que, finalement, la liberté, l’égalité et la fraternité ne sont que des mots… On est venus ici pour aller à l’école et faire nos vies. Pas pour traîner dans les rues.»

Préfecture forteresse

Préfecture forteresse ?
Notre engagement associatif nous mène à entretenir des relations suivies avec la préfecture pour évoquer différentes situations, toutes problématiques : reconnaissance de minorité, difficultés d’hébergement rencontrées par les migrants, déboutés de leur demande d’asile ou l’ayant obtenue ; accès à l’emploi rendu impossible par l’octroi de récépissés délivrés sans autorisation de travail malgré les demandes d’employeurs.
À la complexité des situations, s’ajoute une communication pour le moins difficile avec la préfecture : absence de réponse aux messages envoyés ; si réponse, mails non signés, ce qui ne facilite pas les reprises de contact nécessaires. Les règles d’instruction des dossiers varient de manière aléatoire : pour des situations identiques, on ne demande pas les mêmes documents.
La dématérialisation des démarches est problématique : par une décision du 3 juin dernier, le Conseil d’État a demandé au gouvernement de proposer des solutions de substitution et de mieux accompagner les usagers qui maîtrisent mal les outils numériques. Cette décision, qui s’impose à l’Etat, ne semble pas avoir été entendue !
Au sein du collectif 50 pour les droits des étrangers, qui regroupe les associations du département, Itinérance demande à rencontrer le préfet pour faire entendre la considération à laquelle, nous, bénévoles, avons droit, et surtout évoquer le refus des autorisations de travail qui obère l’avenir de personnes ne demandant qu’à s’intégrer.
Bruno CHAMPION et Roger WUCHER, pour « Itinérance Cherbourg

Les Albanais nombreux à tenter la traversée de la Manche

Sur TikTok, les passeurs font miroiter l’Angleterre à des Albanais, qui s’entassent à Calais

Depuis le début de l’année, les Albanais sont particulièrement nombreux à tenter la traversée de la Manche pour rejoindre l’Angleterre, poussés par des réseaux de passeurs dont la propagande abreuve les réseaux sociaux. Une fois dans le nord de la France, beaucoup déchantent.

Mediapart, Nejma Brahim, 30 septembre 20222

Grande-Synthe (Nord).– Ils font désormais partie du décor, souvent regroupés, debout et un téléphone à la main, dans l’attente du coup de fil qui pourrait changer leur vie. Devant le centre commercial de Grande-Synthe (Nord), mardi 20 septembre, quatre jeunes originaires du village de Kavaje, au centre-ouest de l’Albanie, errent comme des âmes en peine.

Ils ne se connaissaient pas avant d’arriver là, mais ils sont réunis autour d’un même projet. « Quelqu’un doit nous appeler pour qu’on passe aujourd’hui », glissent-ils alors que la matinée s’achève. Demain, ils seront peut-être de l’autre côté de la Manche. Le groupe s’éclate et s’évapore sans crier gare, soucieux de rester discret.

Dans les méandres de la galerie marchande, Mondi*, la mine déconfite, savoure le café qu’il boit en compagnie de Sokol, un autre Albanais, dans le brouhaha du centre commercial où les exilés vont et viennent, un chariot plein de baguettes de pain. Une doudoune verte sur le dos, le jeune homme, âgé de 23 ans, a les mains criblées de tatouages et les dents couleur charbon. « Je suis mort, lâche Mondi. Je suis épuisé physiquement et moralement. Je ne comprends pas comment on en est arrivés là. »

Un exilé dans l’attente d’un passage pour le Royaume-Uni, à Grande-Synthe. © Nejma Brahim / Mediapart.Depuis le début de l’année, les jeunes Albanais se pressent dans le nord de la France pour tenter de rejoindre l’Angleterre par la mer à bord de canots pneumatiques. D’après les chiffres britanniques, qui comptabilisent déjà plus de 30 000 arrivées par bateau cette année, l’Albanie arrive en tête des nationalités débarquant au Royaume-Uni sur le premier semestre 2022. Près de 2 160 Albanais sont ainsi passés outre-Manche entre janvier et juin, auxquels s’ajoutent quelque 1 500 de plus cet été. Un nombre quatre fois élevé qu’en 2021.

« Avant, on rejoignait l’Europe de l’Ouest par camion en passant par l’Allemagne », explique Mondi. Mais le renforcement des contrôles à la frontière séparant le nord de la France et le Royaume-Uni a poussé les migrant·es et les réseaux de passeurs à changer de stratégie. « Maintenant, on traverse la mer. Ça revient à 4 000 livres par personne, c’est moins cher. » Le jeune homme est le seul à « porter » sa famille – un père invalide, une mère au foyer – et dit devoir partir en Angleterre pour travailler.

Fuir les difficultés économiques

À ses côtés, Sokol laisse entrevoir un sac plastique noir posé à même le sol, contenant ce qu’il reste de sa vie. Le trentenaire, qui arbore une casquette rouge, un survêtement et des pantoufles rembourrées bleu marine, a choisi l’Angleterre car les salaires y sont plus élevés qu’ailleurs. Il entend « se construire un avenir » là-bas et refuse de rejoindre ses frères et sœurs exilé·es en Italie et en Grèce, où l’inflation se fait sentir.

Comment vivre avec 600 euros en Albanie, à l’heure où les prix s’envolent ? « Je n’arrive pas à m’en sortir alors que j’ai un métier. C’est une catastrophe », résume ce cuisinier de profession, qui se voit décrocher du travail dans la restauration à Londres ou Birmingham, et qui ne comprend pas pourquoi « il faut souffrir autant juste pour aller en Angleterre ».

Ce mardi-là, lorsque nous rencontrons Mondi et Sokol, une importante évacuation a été réalisée par les autorités sur le lieu de vie des exilé·es. Une de plus. Depuis des années, déjà, le Calaisis et le Dunkerquois sont le théâtre d’une maltraitance institutionnelle qui ne dit pas son nom : une politique migratoire basée sur le non-accueil et la dissuasion, où se suivent des évacuations de campements qui précarisent encore davantage les exilé·es.

« Ils ont dispersé tout le monde ce matin », soulignent Anna et Amélie, coordinatrices de l’association Utopia 56 à Grande-Synthe, pour qui le nombre de personnes à survivre sur ce camp s’élève à 600. « Peut-être 800, jauge Anna. C’est toujours difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a beaucoup plus de monde que cet été, lorsque les départs s’enchaînaient. »

Un groupe de migrants albanais à proximité du campement de Grande-Synthe, le 20 septembre 2022. © Nejma Brahim / Mediapart.Pour y accéder, il faut suivre les silhouettes déambulant le long de la route départementale, traînant un caddie ou des enfants usés par l’exil, à toute heure du jour ou de la nuit. C’est ici, à quelques centaines de mètres du centre commercial et des arrêts de bus menant aux plages des Gravelines ou de Leffrinckoucke (les deux principaux lieux de passage), que des centaines de personnes se sont établies.

En contrebas d’un pont et au bout d’une voie de chemin de fer, à 13 heures, une cinquantaine d’exilés s’agglutinent devant le camion de la Croix-Rouge, association mandatée par l’État pour distribuer des repas à l’entrée du camp, tandis que d’autres, dont des femmes et des enfants, viennent se ravitailler en eau, un bidon à la main.

Mondi et Sokol vivent non loin de là, derrière l’un des nombreux buissons où les migrant·es albanais·es se sont frayé une place au milieu de la communauté kurde irakienne ou afghane. « Il y a des tensions entre les Kurdes et nous, soupire Sokol. Ils pensent qu’on veut leur voler leur business, parce que, pendant longtemps, il n’y avait qu’eux ici. »

Depuis des années, en effet, les réseaux de passeurs dans le nord de la France sont dans la majeure partie du temps tenus par des Kurdes irakiens, qui bénéficient de filières d’approvisionnement à l’étranger. Une filière irako-kurde a justement été démantelée dans le nord de la France, a annoncé l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière (Ocriest) le 22 septembre.

Elle aurait organisé 80 traversées dans la Manche depuis l’été. Malgré l’arrivée des migrant·es albanais·es, les Irako-Kurdes restent encore aujourd’hui à la tête de ces réseaux. Mais l’Ocriest craint que les Albanais ne « montent eux-mêmes leur propre filière », ce qui serait source de conflits.

La plupart des migrants retrouvés sur des small boats sont albanais.

Xavier Delrieu, chef de l’OcriestXavier Delrieu, patron de l’office, dit surveiller le phénomène de près. Il parle d’un « afflux massif » des Albanais et Albanaises, expliqué entre autres par la fin des restrictions de circulation liées au Covid-19, mais aussi par un « contexte compliqué » au niveau économique et politique en Albanie.

« Beaucoup d’Albanais veulent émigrer en Europe en ce moment. Ils arrivent en France sans visa, avec un passeport biométrique et des justificatifs touristiques. Une fois chez nous, ils ne repartent pas : soit ils intègrent la communauté albanaise basée en Rhône-Alpes, dans le Grand Est ou en Paca, soit ils transitent vers lGrande-Bretagne, pour partie via des filières. »

Des gilets de sauvetage échoués sur la plage des Gravelines, près de Grande-Synthe. © Nejma Brahim / Mediapart.Depuis le printemps dernier, « la plupart des migrantretrouvés sur des small boats sont albanais », selon le patron de l’Ocriest. « Sans doute parce qu’ils paient plus cher que les autres, entre 3 000 et 4 500 euros le passage, soit 1 000 euros de plus que la moyenne. La traversée par bateau coûte moins cher qu’en camion et a un taux de réussite plus important. » Un tarif qui « garantit » le passage, peu importe le nombre de tentatives.

À l’intérieur du camp, six jeunes hommes, originaires de Tirana (la capitale albanaise) ou de Shkoder (au nord) tuent le temps. « On peut recevoir un coup de fil à tout instant pour nous dire de venir à tel endroit », relatent ceux qui ont quelques semaines d’expérience en France. « Ceux qui se font arrêter sont emmenés au poste, complète l’un d’eux. On prend ses empreintes, il passe au tribunal et peut être envoyé en prison [centre de rétention administrative ou CRA – ndlr]. »

Mondi en a d’ailleurs fait les frais, quelques jours plus tôt, lorsque l’embarcation qui le transportait, pleine de 63 personnes, a eu une panne de moteur. « Il ne nous restait que deux kilomètres pour atteindre les eaux anglaises. On était si nombreux que le bateau n’arrivait plus à avancer. Le moteur nous a lâchés, on a appelé les secours français et anglais mais personne ne répondait. » Le canot pneumatique serait resté à la dérive durant des heures avant d’être secouru.

Derrière la com’ des passeurs sur les réseaux sociaux, la grande désillusion

Mondi extirpe un document de son sac à dos, puis raconte comment, en quelques heures, il a été placé en CRA en Essonne, puis convoqué par le juge des libertés, qui a décidé de sa libération. La mésaventure ne l’a pas découragé pour autant : le voilà de retour dans le Dunkerquois.

« On m’avait dit que ce serait facile de passer, réagit Sokol, plongeant son regard bleu dans le vide. Si on me demande demain si ça vaut le coup d’aller en Angleterre, je répondrai non. » Il admet s’être laissé convaincre, comme beaucoup d’autres, par les vidéos enchanteresses montrant des visages tout sourires à bord de zodiacs non surchargés, traversant la Manche au petit matin, sur des eaux calmes et bercées par une musique d’ambiance.

« Il y a tous les jours des passages. Ne vous faites pas avoir par des gens qui vous laissent traîner pendant des semaines en France. Le passage se fait en un jour. Dépêchez-vous, avec le meilleur prix. Un sacrifice pour une vie meilleure », peut-on lire en albanais sur une vidéo TikTok datant de septembre, partagée par un compte dont le nom évoque le passage de la France vers l’Angleterre.

Ce type de contenu a inondé les réseaux sociaux, au cours des derniers mois pour inciter les candidats au départ à tenter leur chance en Angleterre. « J’ai vu énormément de vidéos avant de partir, poursuit Sokol, levant les sourcils au ciel pour marquer sa déconvenue. Si j’avais su que ce serait si difficile, je ne serais jamais partiÇa fait deux semaines que je dors dans les bois. On n’est pas dans un pays en guerre pour vivre dans de telles conditions. »

L’Ocriest dit aussi avoir constaté cet essor des réseaux sociaux chez les passeurs, mais nuance : « Depuis un an ou deux, ils utilisent beaucoup Telegram, Facebook et TikTok, mais ce n’est pas plus le cas pour les Albanais que pour les autres. Si les réseaux sociaux ont sans doute contribué à la démocratisation des passages des Albanais en small boatc’est en plus d’autres facteurs, comme le bouche à oreille. Les premiers Albanais ont réussi à passer et ont dit aux autres que ça marchait », précise Xavier Delrieu.

Depuis le début de l’année, sur les 636 Albanais placés à Coquelles, 500 ont été éloignés.

Guillaume Landry, directeur du service d’aide aux étrangers retenus de FTDAPour répondre au phénomène, et parce qu’ils sont plus facilement « expulsables », les Albanais sont davantage sujets à des contrôles. « Ils ont le droit de circuler librement en France, sauf dans le Nord, où ils doivent justifier d’une carte de résident française, d’une réservation à l’hôtel ou d’un billet retour pour l’Albanie », confie un agent de police rencontré à Grande-Synthe.

Au CRA de Coquelles, situé tout près de Calais, le public albanais n’est pas nouveau, selon France terre d’asile (FTDA), association présente sur place. Mais ils représentaient 50,9 % des personnes retenues en 2021, contre 35 % en 2017. L’Albanie est aussi le pays vers lequel la France éloigne le plus depuis les CRA de France (40 %).

« Depuis le début de l’année, sur les 636 Albanais placés à Coquelles, 500 ont été éloignés. 44 ont été transférés vers d’autres CRA et 56 ont été libérés », détaille Guillaume Landry, directeur du service d’aide aux étrangers retenus de FTDA. 36 ressortissants albanais seraient encore retenus à Coquelles à ce jour.

L’autre évolution se concentre sur les interpellations à l’issue de sauvetages de small boats en mer, poursuit-il. « On constate qu’il y en a plus qu’avant pour les Albanais. Une fois en CRA, leur éloignement est plus rapide, grâce à des vols réguliers et aux laissez-passer consulaires délivrés par l’Albanie. Ils acceptent aussi plus facilement d’être éloignés, ce qui nous interroge sur l’usage de la rétention, qui doit intervenir lorsqu’il n’existe pas de moyens moins coercitifs pour organiser l’éloignement. »

Anna et Amélie, co-coordinatrices de l’association Utopia 56 à Grande-Synthe. © Nejma Brahim / Mediapart.« Les Albanais sont davantage contrôlés et expulsés », confirment les coordinatrices d’Utopia 56. Au cours des derniers mois, l’association a dû s’adapter à ce nouveau public, qui lui rappelle celui des Vietnamiens, arrivés en 2021. « Il y a la barrière de la langue, la difficulté de les aborder, en particulier les femmes, et ce réflexe chez eux de dire “tout va bien” lorsqu’on veut les aider… »

Comme pour les Vietnamiens, Utopia 56 a revu sa façon de travailler sur le terrain. « Ça nous a poussés à repenser la manière dont on crée un lien de confiance avec les gens. » Les coordinatrices ont fait traduire leur document de prévention en albanais, distribué aux exilé·es sur le littoral aux abords des lieux de passage.

Dans les vidéos TikTok, le passage est présenté comme étant facile et rapide, mais il faut entendre la détresse des gens qui nous appellent.

Anna, coordinatrice d’Utopia 56 à Grande-SyntheToutes deux se disent sidérées par l’ampleur des réseaux sociaux dans ce phénomène. « C’est effrayant car ils cachent la réalité. Beaucoup d’Albanais tombent des nues quand ils se retrouvent dans la jungle. On a vu des familles arriver avec des valises et des vêtements de ville pour découvrir, avec la localisation qu’ils avaient reçue, qu’ils devaient vivre sur le camp dans la forêt », souligne Amélie.

Et Anna d’ajouter : « Dans les vidéos TikTok, le passage est présenté comme étant facile et rapide, mais il faut entendre la détresse des gens qui nous appellent quand ils ont une panne d’essence ou de moteur et que de l’eau s’infiltre dans leur bateau. » Elle se souvient de deux jeunes Albanais devant partir un mois plus tôt, qui se sont rétractés à la dernière seconde en découvrant une embarcation surchargée.

Des familles parmi les candidats au départ

Restés sur le rivage, ils ont été pris en charge par des bénévoles d’Utopia 56 avant de retourner au campement. « Ils nous ont appelés une demi-heure après, en panique, en nous disant qu’ils se sentaient en danger sur le camp et qu’ils voulaient un taxi pour aller à Dunkerque et rentrer en Albanie. Ils nous ont dit que la situation ici était horrible, loin de ce qu’on leur avait proposé à l’origine. »

D’autres exilé·es albanais·es, souvent en famille, privilégient les hôtels première classe pour éviter d’avoir à vivre dehors. Dans un établissement du Dunquerkois, un responsable raconte le défilé permanent auquel il assiste chaque jour depuis le début d’année. « Ça n’arrête pas. Cette nuit encore, un groupe est parti en me libérant une dizaine de chambres. Ils partent au milieu de la nuit et abandonnent leurs affaires, leurs vêtements, des poussettes et même leurs papiers. »

Parfois, certains le réveillent la nuit pour demander un taxi après avoir reçu le fameux « coup de fil »« Mais les taxis ne se déplacent plus, parce qu’à plusieurs reprises, les Albanais étaient déjà partis à leur arrivée. Les passeurs n’attendent pas », présume-t-il. Selon nos informations, la police aux frontières serait déjà venue effectuer des contrôles au petit matin. Elle aurait aussi récupéré un certain nombre de passeports albanais abandonnés.

Dans un hôtel du Dunkerquois, à la nuit tombée, des rires d’enfants s’échappent de deux chambres lorsque la porte s’ouvre. Tonin* et Arben* s’éclipsent pour refaire le plein de nicotine dans le jardin. Le premier est venu d’Angleterre, où il vit depuis neuf ans après avoir passé la frontière à l’arrière d’un camion, pour aider sa sœur et ses enfants à passer. Le mari a déjà fait la traversée seul et doit préparer leur venue. « Elle ne connaît personne ici et ne parle pas français, alors je suis venu l’aider », confie Tonin, qui a apporté assez de cash pour payer leur trajet.

« La migration albanaise a commencé en 1990 avec la fin du communisme. Et ça ne s’est pas arrêté depuis. Ce n’est pas bon pour le pays, car il se vide de son potentiel, mais on n’a pas d’autre choix », soutient celui qui dénonce la corruption « au sommet de l’État », l’insécurité et les difficultés économiques qui broient son pays. Il se souvient s’être entendu dire, à la fin de ses études en économie, qu’il n’y avait pas de travail pour lui. « Le maire de ma ville m’a conseillé de partir au Royaume-Uni. J’avais 24 ans. »

Tonin, un Albanais trentenaire, a vu beaucoup de vidéos TikTok incitant les jeunes à migrer. © Nejma Brahim / Mediapart.« Si tu n’as pas des connaissances qui peuvent t’aider, tu as beau avoir cinq masters, tu finis au chômage. Et unpersonne incompétente prend ton poste », enchaîne Arben, la vingtaine, originaire de Fushe Kruje, au centre de l’Albanie. Ce dernier a déjà tenté le passage, avec sa femme et leurs enfants, à deux reprises la semaine précédente. « On a eu une panne d’essence, puis une panne de moteur. On a dû revenir seuls la deuxième fois. »

Selon eux, les jeunes ont toutes leurs chances de se construire un avenir en Angleterre. « Ceux qui veulent se faire de l’argent rapidement travaillent dans la farine et les plantes », sourient-ils, précisant qu’il ne faut pas en faire une généralité. Autrement dit, la cocaïne et le cannabis. « Une fois, en Angleterre, certains délinquants albanais peuvent être intégrés à des réseaux de trafics de stupéfiants, dite “culture indoor” », confirme l’Ocriest.

Chacun a « ses objectifs » là-bas, influencé tantôt par la publicité des passeurs sur Instagram et TikTok, tantôt par les immigrés comme Tonin qui, désormais en règle au Royaume-Uni, rentre chaque été en Albanie avec 10 à 20 000 euros pour investir dans son pays.

Depuis Birmingham, de l’autre côté de la Manche, Ardit dit avoir vu des centaines d’Albanais et d’Albanaises arriver en quelques jours ces derniers mois. Son propre village, en Albanie, se serait « vidé » « Je suis rentré chez moi pour les vacances et tous mes amis sont partis, la plupart pour le Royaume-Uni. Ceux qui sont restés sont tentés. Ils m’ont posé plein de questions sur ma voiture, mais j’ai tenu à préciser qu’il m’avait fallu cinq ans de travail pour l’acheter. »

Il affirme lui aussi qu’une partie d’entre eux rejoignent les « fermes à cannabis »« Même s’ils se font arrêter, ils peuvent être libérés rapidement avec l’aide d’un bon avocat. » D’autres travaillent au noir en attendant de pouvoir régulariser leur situation, comme les familles, qui cherchent à s’établir dans la durée. Si certains demandent l’asile dès leur arrivée, surtout pour « être libres de circuler », ils ont très peu de chances de l’obtenir.

Fin août, le Royaume-Uni a annoncé vouloir accélérer les expulsions d’exilé·es albanais·es en situation irrégulière. La ministre de l’intérieur britannique Priti Patel a d’ailleurs signé un accord en ce sens avec l’Albanie. « Un grand nombre d’Albanais se font vendre des mensonges par des passeurs impitoyables et des gangs du crime organisé, qui les poussent à faire des voyages à bord d’embarcations fragiles vers le Royaume-Uni, a-t-elle déclaré, pointant un « abus de [leur] système d’immigration ».

Entre 2021 et mars 2022, 20 % des Albanaises et Albanais placés en centre de détention pour étrangers au Royaume-Uni étaient expulsés. L’Albanie arrivait en tête des nationalités les plus concernées par des procédures d‘éloignement, derrière la Roumanie et la Pologne. Un chiffre qui pourrait connaître une forte hausse d’ici à la fin de l’année.

 

À Calais, une surveillance du ciel au tunnel

Drones, reconnaissance faciale, capteurs de CO2 et de battements cardiaques : face à l’afflux de réfugiés, la frontière franco-britannique est surveillée à grands coups d’intelligence artificielle. Premier volet de notre série sur la cybersurveillance des frontières.

Clément le Foo et Clément Pouré pour Mediapart, le 29 juillet 2022

Calais (Pas-de-Calais).– Pablo lève les yeux au ciel et réfléchit. Brusquement, il fixe son ordinateur. Le chargé de communication et plaidoyer chez Human Rights Observers (HRO) fouille dans ses dossiers, ouvre un document d’une quinzaine de pages. « Tu vois, ce jour-là, ils ont utilisé un drone », indique-t-il en pointant l’écran du doigt. Le 9 juin, l’association pour laquelle il travaille assiste à une expulsion de réfugié·es à Grande-Synthe. Dans son compte-rendu, elle mentionne la présence d’un drone. Des vols d’aéronefs, hélicoptères ou avions, devenus routiniers.

En cette matinée de fin juin, Pablo a donné rendez-vous sur son lieu de travail, « l’entrepôt », comme il l’appelle. Ce vaste bâtiment désaffecté d’une zone industrielle à l’est de Calais héberge plusieurs associations locales. Les bureaux de HRO sont spartiates : un simple préfabriqué blanc planté dans la cour.

C’est ici que ses membres se réunissent pour documenter les violences d’État perpétrées contre les personnes en situation d’exil à la frontière franco-britannique, plus spécifiquement à Calais et à Grande-Synthe. Depuis plus de 20 ans, la ville est érigée en symbole de la crise migratoire. L’évacuation et la destruction de la jungle en octobre 2016 n’ont rien changé. Désormais réparties dans de multiples camps précaires, des centaines de migrants et migrantes tentent le passage vers l’Angleterre au péril de leur vie. Selon le ministère de l’intérieur, ils et elles étaient 52 000 en 2021, un record, contre « seulement » 10 000 en 2020.

Un drone utilisé par la police aux frontières françaises lors d’une patrouille sur les plages de Tardinghen, près de Calais, le 4 avril 2019. © Photo Denis Charlet / AFPSous l’impulsion des pouvoirs publics, Calais se barricade. Plus que les maisons de briques rouges, ce sont les clôtures géantes, les rangées de barbelés et les marécages artificiels qui attirent la vue. Tout semble construit pour décourager les exilé·es de rejoindre la Grande-Bretagne. « Avant, il n’y avait pas tout ça. C’est devenu assez oppressant », regrette Alexandra. Arrivée il y a sept ans dans le Pas-de-Calais, elle travaille pour l’Auberge des migrants, association qui coordonne le projet HRO.

Quatre caméras empilées sur un pylône à l’entrée du port rappellent que cette frontière n’est pas que physique. Vidéosurveillance, drones, avions, détecteurs de CO2… Le littoral nord incarne le parfait exemple de la « smart border ». Une frontière invisible, connectée. Un eldorado pour certaines entreprises du secteur de l’intelligence artificielle, mais un cauchemar pour les exilé·es désormais à la merci des algorithmes.

Si des dizaines de caméras lorgnent déjà sur le port et le centre-ville, la tendance n’est pas près de s’inverser. La maire LR, Natacha Bouchart, qui n’a pas donné suite à notre demande d’interview, prévoit d’investir 558 000 euros supplémentaires en vidéosurveillance en 2022.

« C’est la nouvelle étape d’une politique en place depuis plusieurs décennies », analyse Pierre Bonnevalle, politologue, auteur d’un long rapport sur le sujet. À Calais, la bunkérisation remonte, selon le chercheur, au milieu des années 1990. « À cette époque commencent les premières occupations des espaces portuaires par des personnes venues des pays de l’Est qui souhaitaient rejoindre la Grande-Bretagne. Cela entraîne les premières expulsions, puis un arrêté pris par la préfecture pour interdire l’accès au port. »

Les années suivantes, c’est à Sangatte que se dessinent les pratiques policières d’aujourd’hui. Dans cette commune limitrophe de Calais, un hangar préfigure ce que sera la « jungle » et héberge jusqu’à 2 000 exilé·es. « La police cible alors tous ceux qui errent dans la ville, tentent d’ouvrir des squats, de dormir dans un espace boisé. » Une manière de « contenir le problème », de « gagner du temps ».

En parallèle, la ville s’équipe en vidéosurveillance et en barbelés. En 2016, l’expulsion de la jungle fait émerger la politique gouvernementale actuelle : l’expulsion par les forces de l’ordre, toutes les 24 ou 48 heures, des camps où vivent les personnes exilées.

Surveillance aérienne

Calme et grisâtre en ce jour de visite, le ciel calaisien n’est pas épargné. Depuis septembre 2020, l’armée britannique fait voler un drone Watchkeeper, produit par l’industriel français Thales, pour surveiller la mer. « Nous restons pleinement déterminés à soutenir le ministère de l’intérieur britannique alors qu’il s’attaque au nombre croissant de petits bateaux traversant la Manche », se félicite l’armée britannique dans un communiqué.

Selon des données de vol consultées par Mediapart, un drone de l’Agence européenne pour la sécurité maritime (AESM) survole également régulièrement les eaux, officiellement pour analyser les niveaux de pollution des navires qui transitent dans le détroit du Pas-de-Calais. Est-il parfois chargé de missions de surveillance ? L’AESM n’a pas répondu à nos questions.

Au sein du milieu associatif calaisien, la présence de ces volatiles numériques n’étonne personne. « On en voit souvent, comme des hélicoptères équipés de caméras thermiques », confie Marguerite, salariée de l’Auberge des migrants. Chargée de mission au Secours catholique, Juliette Delaplace constate que cette présence complexifie leur travail. « On ne sait pas si ce sont des drones militaires, ou des forces de l’ordre, mais lorsque l’on intervient et que les exilés voient qu’un drone nous survole, c’est très compliqué de gagner leur confiance. »

En décembre 2021, à la suite d’une demande expresse du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, l’agence européenne Frontex a dépêché un avion pour surveiller la côte pendant plusieurs semaines. « Une mission toujours en cours pour patrouiller aux frontières française et belge », précise Frontex.

« On sent une évolution des contrôles depuis l’intervention de cet avion, qui a œuvré principalement la nuit, confie le maire d’une ville du Nord. Beaucoup de gens tentaient de monter dans des camions, mais cela a diminué depuis que les contrôles se sont durcis. »

Ces technologies ne servent à rien, à part militariser l’espace public.

Damien Carême, eurodéputé et ancien maire de Grande-SyntheIl faut dire que la société Eurotunnel, qui gère le tunnel sous la Manche, ne lésine pas sur les moyens. En 2019, elle a dépensé 15 millions d’euros pour installer des sas « Parafe » utilisant la reconnaissance faciale du même nom, mise au point par Thales. Lors du passage de la frontière, certains camions sont examinés par des capteurs de CO2 ou de fréquence cardiaque, ainsi que par de l’imagerie par ondes millimétriques, afin de détecter les personnes qui pourraient s’être cachées dans le chargement.

« C’est un dispositif qui existe depuis 2004, lorsque Nicolas Sarkozy a fait évacuer le camp de Sangatte, informe un porte-parole d’Eurotunnel. Depuis 2015, il y a tellement de demandes de la part des routiers pour passer par ce terminal, car ils peuvent recevoir des amendes si un migrant est trouvé dans leur camion, que nous avons agrandi sa capacité d’accueil et qu’il fait partie intégrante du trajet. »

Des outils de plus en plus perfectionnés qui coïncident avec l’évolution des modes de passage des personnes exilées, analyse le politologue Pierre Bonnevalle. « Pendant longtemps, il s’agissait de surveiller les poids lourds. Le port et le tunnel sont aujourd’hui tellement bunkérisés que les exilés traversent en bateau. »

Les technologies employées suivent : en novembre 2021, le ministère de l’intérieur annonçait la mise à disposition de 4 x 4, de lunettes de vision nocturne ou de caméras thermiques pour équiper les gendarmes et policiers chargés de lutter contre l’immigration clandestine sur les côtes de la Manche.

« Ces technologies ne servent à rien, à part militariser l’espace public. J’ai encore rencontré des associatifs la semaine dernière qui me disaient que cela n’a aucun impact sur le nombre de passages et les risques pris par ces gens », tempête l’eurodéputé et ancien maire de Grande-Synthe Damien Carême.

Elles ont malgré tout un coût : 1,28 milliard d’euros depuis 1998, selon Pierre Bonnevalle, dont 425 millions pour la seule période 2017-2021. « C’est une estimation a minima, pointe-t-il. Cela ne prend pas en compte, par exemple, le coût des forces de l’ordre. »

Publié en novembre 2021, un rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les migrations détaille les dépenses pour la seule année 2020 : l’État a investi 24,5 millions dans des dispositifs humanitaires d’hébergement, contre 86,4 pour la mobilisation des forces de l’ordre. Des sommes qui désespèrent Pablo, le militant de Human Rights Observers. « Cela aurait permit de bâtir de nombreux centres d’accueil pour que les exilés vivent dans des conditions dignes. » L’État semble avoir d’autres priorités.

A Lampedusa, des personnes invisibles, instrumentalisées par l’extrême droite

Le patron de la Ligue, Matteo Salvini, a choisi la petite île, où 9 000 réfugiés ont accosté en juillet, pour lancer sa campagne pour les législatives.

Par Olivier Bonnel 

Publié le 22 août 2022 dans LE MONDE
 
Lors d’une opération de sauvetage de l’ONG espagnole Open Arms, au sud de l’île de Lampedusa (Italie), le 11 août 2022.

Il est 20 heures passées et la lumière baisse sur le port de Lampedusa. En cette mi-août, où, la journée durant, le soleil écrase les ruelles et les maisons aux toits plats, les restaurants de poissons font déjà le plein. Au ras des tables, un bus file, escorté de deux camions et d’une voiture de carabiniers, gyrophares allumés. A son bord, une soixantaine de migrants, masque sur le visage, sont emmenés au ferry qui mouille un peu plus loin. Dans quelques minutes, ils navigueront vers la Sicile pour être ensuite répartis dans plusieurs centres d’accueil de la Péninsule.

Ce ballet est quotidien sur la petite île. Hormis les formalités d’usage pour s’enregistrer ou passer des tests anti-Covid, le seul moment où ces migrants peuvent avoir un contact humain est lorsqu’ils sont accueillis à terre. « Notre présence sur le quai est importante car elle leur permet de se confier, souligne Gaïa Magini, de l’ONG évangélique Mediterranean Hope. C’est parfois un moment qui est très court mais qui leur permet de se raconter un peu, un moment essentiel pour des personnes vulnérables. »

De Lampedusa, ces migrants ne connaissent ensuite que le « hot spot », souvent bondé, pour quelques jours ou quelques semaines. Situé au milieu de l’île, ce centre d’accueil a été construit à l’abri des regards. Une seule route y mène, qui échoue dans un vallon en cul-de-sac. Les routes pour la plage sont ailleurs. Au plus fort de la crise migratoire, le centre a abrité jusqu’à plus de 1 800 personnes pour une capacité d’accueil de 400 places. Des conditions de vie indignes régulièrement dénoncées par les organisations non gouvernementales.

« Fermons les ports »

Ces dernières semaines, à mesure qu’approche l’échéance des élections législatives italiennes, le 25 septembre, un refrain résonne de nouveau à Lampedusa. L’île serait au bord de la rupture. Une partie de la presse du pays ne cesse d’évoquer les arrivées « en masse » sur les côtes, à la faveur d’une météo clémente. Une rhétorique directement alimentée par la Ligue (extrême droite), de Matteo Salvini. Les migrants sont invisibles, mais l’ancien ministre de l’intérieur, qui aspire à le redevenir en cas de victoire aux élections, n’a de cesse de les replacer au centre du débat politique. C’est d’ailleurs ici que le patron de la Ligue a commencé sa campagne, le 4 août, en reprenant son leitmotiv favori : « Fermons les ports. »

« Cette année, plus de migrants ont débarqué que durant toute l’année 2019 », a assené M. Salvini face à une forêt de micros, à quelques mètres du « hot spot », jurant que « Lampedusa ne pouvait devenir le camp de réfugiés de l’Europe ». Depuis le début de l’année, 22 000 personnes sont arrivées à Lampedusa, dont 9 000 en juillet, pour la plupart en provenance de Tunisie, d’Egypte et du Bangladesh. Des chiffres effectivement en hausse par rapport à 2019 (11 500), mais à comparer aux quelque 34 000 personnes débarquées sur l’île en 2020 et aux 35 000 de 2021. Ces chiffres restent bien en deçà de ceux des années 2016 et 2017, où la Péninsule avait accueilli jusqu’à 180 000 migrants.

Avant son bain de foule sur la terre ferme, Matteo Salvini a fait un tour de bateau sur les eaux cristallines, en maillot de bain. L’embarcation louée n’était autre que l’ancien bateau d’un pêcheur qui, la nuit du 3 octobre 2013, lorsque périrent 368 migrants, sauva 47 personnes. Un symbole cruel mais qui, de l’avis de plusieurs Lampédusiens, n’est qu’une malheureuse coïncidence.

Les habitants sont habitués aux coups de menton du chef de la Ligue. Il y a deux ans déjà, à la même époque, alors que les mesures anti-Covid étaient beaucoup plus strictes, Matteo Salvini avait fait courir le bruit que les migrants se mêlaient aux touristes dans les rues de l’île et propageaient le virus. Une fausse information reprise en chœur par certains médias et les soutiens politiques de l’ancien ministre de l’intérieur, au premier rang desquels Attilio Lucia. A 37 ans, cet habitant de l’île s’est créé une petite notoriété sur Facebook en 2020 après avoir tenté d’empêcher le transfert de migrants vers le centre d’accueil. Depuis, il ne cesse de dénoncer sur les réseaux sociaux une Italie ouverte à tous vents, promettant de « bloquer » en mer les migrants qui s’approcheront de l’île.

Attilio Lucia y croit. La coalition de droite est donnée favorite pour les législatives. Depuis les élections municipales du printemps, le jeune Lampédusien est devenu maire adjoint de l’île. La Ligue y avait obtenu plus de 45 % des voix en 2019, lors des élections européennes.

« Lampedusa a son destin lié au climat politique du pays, résume Nino Taranto, qui dirige les archives historiques de l’île. Sous Berlusconi, elle était l’île des clandestins puis, sous la gauche, elle est devenue celles des migrants, avec tout un narratif construit autour de l’accueil, la venue du pape, la candidature au Nobel de la paix, etc. »

« Narration toxique »

Pour Nino Taranto, la gestion des réfugiés à Lampedusa relève désormais d’une nouvelle stratégie. « Tout est fait pour que la question des migrants n’interfère pas avec l’économie de l’île, qui est basée sur le tourisme, explique-t-il. D’une certaine façon, les migrants et les touristes sont deux mondes que l’on cherche à gérer en parallèle. » Deux mondes qui se rencontrent parfois du côté du quai Molo Favaloro, là où ceux qui ont traversé la Méditerranée posent pour la première fois un pied en Europe. Il n’est pas rare qu’un bateau parti en excursion dans les criques paradisiaques croise une barque de fortune venue d’Afrique.

Pendant des années, le Molo Favaloro fut le quotidien de Pietro Bartolo. A 66 ans, ce médecin, élu député européen en 2019 (Parti démocrate), a passé ses journées à prodiguer les premiers soins à la descente des bateaux. Il a aussi été le premier témoin des tortures de ceux qui ont survécu à l’enfer libyen. « Lampedusa n’a jamais fermé ses portes, de quoi devrions-nous nous défendre ?, demande-t-il. Ces pauvres gens ne viennent pas avec des armes à la main mais demandent de l’aide. » Pietro Bartolo s’émeut encore en évoquant le récit d’un adolescent violé durant son exil. « Les personnes continueront d’arriver, quoi que l’on fasse, seule la mort peut les arrêter », poursuit-il, en balayant d’un revers de main les solutions faciles prônées par les souverainistes. Né sur l’île, le médecin dénonce « une narration toxique » que l’on a voulu faire avaler aux Lampédusiens, celle de ces arrivées en masse de migrants : « La vérité est que vous n’en voyez aucun. »

Au fil des années, le Molo Favaloro est devenu un lieu emblématique de la question migratoire en Italie, un symbole que les médias se doivent d’immortaliser. Propriétaire d’une chambre d’hôte, Angelo, installé depuis un demi-siècle près de la capitainerie, se souvient d’un coup de téléphone de la chaîne d’information qatarie Al-Jazira. « Ils sont venus installer une caméra sur le toit de l’immeuble, qui était commandée à distance. Pendant neuf mois, ils ont pu vendre des images au monde entier grâce à la vue imprenable sur le quai. » Angelo, lui, ne craint pas l’arrivée des migrants : « Ils peuvent trouver facilement du travail. Ils sont une bénédiction pour l’Italie, qui ne fait plus d’enfants ! »

Ces six derniers mois, l’Italie a ouvert ses portes à plus de 130 000 réfugiés fuyant l’Ukraine. A Lampedusa, beaucoup souhaiteraient que ceux qui arrivent par le sud soient accueillis avec la même dignité. Loin des discours politiques. Mais l’Europe, disent-ils, doit prendre sa part, pour ne pas une fois encore les laisser seuls, face à eux-mêmes.